Merci François.
2 novembre 2025
Merci François.
2 novembre 2025

Mes roues me portent à travers l’immensité des pampas argentines, où s’étendent des paysages d’herbes folles agitées par des vents capricieux. L’air y est vif, d’une fraîcheur qui s’insinue jusqu’aux os, cinglant la peau comme une caresse glaciale. Soudain un renardeau traverse la route d’un bond furtif, une flamme rousse glissant sur la piste avant de disparaître dans la végétation. Cette apparition fugitive suffit à rompre la monotonie du trajet et à me rappeler que, même dans ces terres dépeuplées, la vie persiste, discrète mais tenace.

Je bifurque pour me diriger vers Carhué, puis, sept kilomètres plus au nord, vers Villa Epecuén. Jadis station thermale florissante, la cité s’élevait au bord d’une lagune aux eaux si salées qu’on les compare à celles de la Mer Morte. Le 10 novembre 1985, la nature reprit brutalement ses droits : une crue soudaine engloutit la ville entière, contraignant ses quelque mille cinq cents habitants à fuir précipitamment. Les eaux chargées de sel recouvrirent maisons, rues et souvenirs pendant plus de vingt ans, figées dans un silence liquide.

Puis, lentement, l’évaporation fit son œuvre. Au fil des années, la lagune recula, laissant émerger les vestiges blanchis de la cité engloutie. Aujourd’hui, déambuler parmi ces ruines donne l’étrange impression de marcher dans une ville bombardée, suspendue entre le temps de la catastrophe et celui de la résurgence. Les murs effrités, couverts d’une croûte saline, semblent se dissoudre dans la lumière. Par endroits, l’eau subsiste encore, stagnante dans des ruelles à moitié effacées, où se dressent les silhouettes muettes d’arbres pétrifiés.

Je marche lentement, comme porté par le murmure du temps. Autour de moi, les pierres semblent encore respirer, gardiennes muettes d’une époque révolue dont j’essaie de deviner la vie. Les silhouettes effacées des anciens bâtiments paraissent se souvenir. Leurs façades en lambeaux conservent l’écho des voix, les traces d’un quotidien effacé. Ici, je distingue les vestiges d’un ancien hôtel, jadis animé par le passage des voyageurs ; là, une école effondrée, d’où semblent encore raisonner les cris et les rires d’enfants disparus. Dans l’air flotte une présence, celle des commerçants affairés, des passants pressés, des rêves qu’abritaient ces rues autrefois vivantes.

Peu à peu, je sens que la ville m’enveloppe, qu’elle glisse dans mes pensées comme une ombre familière. Ses ruines ne sont pas mortes : elles murmurent, elles racontent, elles se souviennent. Chaque pierre, chaque fissure, chaque silence porte en lui le souffle de ce qu’elle fut. Et moi, simple visiteur, je me laisse habiter par cette mémoire, par l’âme obstinée d’une cité qui refuse tout à fait de s’éteindre.

Le silence y est total, presque sacré. On y ressent la fragilité des œuvres humaines, la puissance tranquille des éléments, et cette beauté tragique propre aux lieux que la nature a repris sous son aile. Villa Epecuén n’est plus une ville ; c’est une mémoire qui surnage, un mirage de sel et de vent.