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À peine les premiers tours de roues effectués sur le sol kirghize, une différence s’impose à mes yeux : les couleurs ont changé de palette. Les montagnes se parent ici de teintes plus douces, plus nuancées ; les verts des prairies s’étalent en vagues souples, là où la roche nue dominait hier encore. Même les marmottes ont changé de costume. Fini le roux éclatant des hauteurs tadjikes : ici, leur pelage brun se fond dans le décor, comme s’il répondait à un autre code, une autre mode locale. Ce côté-ci du Pamir semble suivre sa propre tendance.

Le vent de face souffle en rafales jusqu’au village de Sary-Tash, où le ciel, menaçant, déverse sur moi giboulées et bourrasques. Mais ces rigueurs sont vite adoucies par la vue de quelques yourtes, de chevaux broutant paisiblement, et d’enfants courant vers la route, le visage fendu de sourires, lançant des « hello » enthousiastes. Ces scènes simples, lumineuses, sont une parfaite introduction à ce que le Kirghizstan me réserve.

Depuis que j’ai pénétré les hauteurs du Pamir, un apaisement m’accompagne. Ces terres, battues par les vents et lavées par le silence, ont le don de désencombrer l’âme. Ici, tout respire le dépouillement, les gestes, les regards, le quotidien. L’homme semble n’avoir jamais tenté de soumettre la nature, mais s’en être fait l’allié. Le temps circule autrement, libre des chaînes que nous lui imposons ailleurs. La vitesse, l’accumulation, l’obsession du gain n’ont pas encore souillé ces hauteurs. Puisse cette ignorance les protéger encore, longtemps. Que jamais ne se fanent ces sourires sans masque, ces regards encore pleins de lueurs.

Quand l’été revient, les yourtes bourgeonnent sur les plaines dénudées, dressées comme des haltes harmonieuses. On y vend peu, juste ce qu’offre la terre : du lait, du miel, du fromage durci au soleil. Le vent m’est devenu allié, me poussant vers Och. Une montée me cueille, et je m’arrête devant une yourte. Une vieille femme, sourire sans dents et yeux brillants, me tend un bol de lait de jument, qu’elle dit « énergétique ». Je souris, j’avale. Le goût est d’abord intrigant, presque plaisant, puis lasse. Je décline poliment un second bol. Elle rit.

À Och, ville-carrefour de la route de la soie, je flâne quelques jours entre les ruelles et les conteneurs transformés en échoppes. Je rafistole mes sacoches fatiguées, me gave de pastèques gorgées de soleil, de melons sucrés, de riz parfumé. Je savoure chaque bouchée.

La route vers Bichkek déroule ses splendeurs. Le lac Toktogul surgit, bleu limpide, cerné de collines veloutées et de pics déchirés. Miroir d’azur au creux du monde. Comment ne pas s’arrêter ? Quelques kilomètres plus loin, je tends mon hamac au bord d’un torrent. L’eau murmure comme une berceuse venue d’ailleurs. Je me laisse aller à la lenteur.

J’ai eu raison. Le lendemain, le ciel explose : grêle, vent, tumulte. Je trouve abri dans une roulotte, où l’on me sert une soupe brûlante. Le sel, la chaleur, le simple goût d’être réchauffé : tout devient luxe. Ma tente dressée, je m’enfouis dans mon duvet. Les éléments hurlent dehors. Dedans, le calme m’enveloppe.

Et dans ce chaos qui gronde au-dehors, je me sens étrangement entier. Heureux.