Colombie aux multiples facettes.
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La sempiternelle incertitude.
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On m’annonçait une ouverture de la frontière équatorienne pour le mois d’Octobre, puis ce fut pour Novembre et maintenant Décembre. Par petits bonds d’un mois supplémentaire, mon séjour colombien se prolonge indéfiniment. Qu’en sera-t-il réellement le 1er décembre ? Il ne me reste plus longtemps pour le savoir et pour l’heure, mon optimisme reste très mesuré.

Après avoir attendu en vain dans la ville d’Ipiales, je décide d’effectuer une boucle dans les environs. Je file dans un premier temps admirer la lagune verte du volcan Azufral puis celle de Cumbal aux abords de son volcan éponyme.

Ne voyant toujours pas venir la décision gouvernementale salvatrice, j’entame une descente sur le littoral Pacifique dont la mauvaise réputation m’est sans cesse rappelée par des gens inquiets pour ma sécurité.

Mon premier objectif est la ville de Tumaco. La beauté des paysages prend le pas sur les inquiétudes qui auraient pu être les miennes. Même si la présence de militaires lourdement armés est là pour me rappeler la réalité de la situation, je parviens à me laisser porter par une douce rêverie. Cela, d’autant qu’en avançant vers le littoral, les masques disparaissent, adoucissant mon existence de voyageur, heureux de pouvoir à nouveau bénéficier de quelques sourires. Tout au long de mon parcours, les gens me mettent en garde sur le danger de circuler dans cette région en m’égrenant une série d’atrocités qui ont eu lieu dernièrement. Je ressens chez eux une grande volonté de me protéger, de me surprotéger même. A chaque fois, je poursuis en évitant de repenser à leurs histoires et en me concentrant sur des choses plus positives.

Alors que je me plonge dans ma lecture nocturne, deux coups de feu retentissent proche de mon campement. Inutile de dire qu’il m’est ensuite bien difficile de me reconcentrer sur les pages suivantes. Je dois les relire deux ou trois fois pour en saisir le sens, tant mon esprit est ailleurs, perturbé par les détonations.

Certains paysages me transportent en pensée sur le sol indonésien. Les plantations de palmiers à huile n’ayant rien à voir avec les régions colombiennes traversées jusqu’à aujourd’hui. L’atmosphère est paisible, tout du moins en apparence et je suis simplement heureux de rouler à nouveau.

En arrivant à Tumaco je dois avouer que je m’attendais à une ambiance beaucoup plus glauque. Il y a de la vie dans les rues et je ne me sens nullement en insécurité. Je sais néanmoins l’endroit gangréné par des bandes violentes, par le trafic de drogue extrêmement organisé ici, au point que certains mini sous-marins transportent des cargaisons de cocaïne sur l’Amérique centrale.

A l’embarcadère, je dégote une barque qui me mènera plus au nord dans la ville de Buenaventura. Aucune route ne longe en effet le littoral Pacifique. Bien que très tôt en ce samedi matin, une petite cohue s’anime déjà. On charge des marchandises diverses pour de multiples destinations du littoral. Les villages ne sont accessibles que par eau. Malgré la promiscuité, les masques sont quasi inexistants, sauf pour soutenir certains mentons. Des femmes, plutôt corpulentes, doivent acrobatiquement franchir plusieurs embarcations avant d’atteindre la leur. Avec le ballant, j’ai souvent l’impression qu’elles vont se retrouver dans l’eau, mais elles font preuve d’une grande habileté. Je suis également impressionné par la capacité des gens à savoir à qui appartiennent les marchandises chargées sur leur barque. Dans cette désorganisation apparente, les transporteurs savent exactement ce qu’ils font.

Mes sacoches et mon vélo sont enfin bien amarrés. Il est l’heure de partir.

Nous commençons inconfortablement sur l’océan. La petite houle provoque des chocs violents chaque fois que l’avant de l’embarcation retombe sur l’eau. Assez rapidement nous empruntons des bras de rivières qui nous gratifient d’une douce stabilité.

Commence alors un long trajet sinueux au cœur de la forêt. Je me croirais dans la région amazonienne.  De l’eau et autour, des arbres, des arbres et encore des arbres. Je me sens loin de tout, comme coupé du monde. Nous croisons quelques embarcations variées. Je distingue parfois quelques cabanes. Qui vit là ? Qu’est-ce qui a motivé ces gens pour venir se couper littéralement du monde ? Je me prends à rêver de moi aussi m’installer dans un tel endroit, vivant essentiellement de la pêche. Je remarque parfois quelques « bouquets » de cocotiers lourdement chargés de leurs fruits.

Alors que nous sommes en approche d’un petit village, j’attrape mon appareil photo mais aussitôt deux hommes m’invitent à rapidement ranger mon matériel. Ils me mettent en garde sur le danger de faire des images. « A partir de maintenant il faut oublier les photos et les vidéos » me disent-t-ils. « C’est trop dangereux ici car il y a des guérilleros partout ». Voilà qui est clair. Si certains villages respirent la vie, d’autres semblent vidés de leurs habitants et presque à l’abandon. Seraient-ils juste une couverture pour les trafiquants où les groupes armés ? Si certains villages m’attirent, d’autres ne me donnent nulle envie de m’y arrêter.

Nous voguons toujours au cœur de la forêt dont je me demande comment un si bel endroit peut abriter ce que l’homme à de plus obscur ?

C’est après plus de trois heures trente de navigation que nous atteignons la bourgade de Satinga où je dois changer d’embarcation pour atteindre la ville de Buenaventura. Là aussi on me met en garde avec visiblement la volonté de me protéger de tout risque. L’ambiance qui règne ici est pourtant très paisible. Je me verrais bien passer quelques jours dans ce village où les maisons de bois sur pilotis paraissent bien accueillantes. Je mange dans une gargote puis on m’amène à l’écart du village, sur le bateau à destination de Buenaventura.

A bord se trouvent plusieurs petits dortoirs car la traversée va durer toute la nuit. Un va-et-vient incessant d’une vingtaine d’hommes a pris place : ils chargent du bois. Chacun vient en trottinant portant une sorte de lourd bastaing. Je tente en vain d’en soulever un. Pendant trois heures, ces hommes ne cessent de courir avec cela sur l’épaules. Aucun ne rechigne à la tâche, ni ne passe son tour. Telle une horloge bien réglée, ces forçats vont transférer plusieurs tonnes de bois, du quai à la cale du bateau qui doit être bigrement profonde vu la quantité engloutie.

Enfin nous partons pour une nuit de navigation qui ne me permettra malheureusement pas de voir le paysage. Sur le bateau, deux grosses poubelles sont en place. L’une est destinée aux déchets organiques et l’autre au plastique. Malgré cela, tout au long de la traversée, la très grande majorité des passagers s’exercent au lancer de canette, bouteilles ou déchet divers, par-dessus bord. Le spectacle est désespérant. Lors de l’approche de certains villages je vois flotter quantité d’objets sans aucun rapport avec la nature environnante. Il est clair que ces patelins ne disposent d’aucune infrastructure mais le problème majeur vient sans aucun doute de la quantité phénoménale de plastique que nous utilisons et qui arrivent même dans les zones les plus reculées du monde.

Au petit matin, l’approche de Buenaventura se réalise sous un crachin permanent qui rajoute à la grisaille de cette ville. J’aperçois en premier lieu le port, ses tas de containers et quelques grandes grues. Le port de Buenaventura est le plus important du pays. Puis ce n’est qu’une succession de logement sur pilotis, délabrés, qui témoignent d’une extrême pauvreté. Cette vue ne me met nullement en confiance, d’autant qu’ici aussi règne tous les maux causés par l’homme.  C’est dans ces quartiers que se trouvaient et selon les dires se trouvent encore les fameuses « casas de pique » où des bandes criminelles d’origine paramilitaire, vouées à l’extorsion et au trafic de drogue, démembrent vivantes, nombre de leurs victimes avant de jeter les morceaux à l’eau.

Avant de descendre, plusieurs personnes me répètent que je vais me faire dépouiller entre le port et le centre-ville.  Lorsque nous accostons, la folie s’installe à bord. D’un côté les passagers pressés de descendre avec leurs bagages. Simultanément montent des personnes monnayant leurs services pour aider au déchargement des paquets. Sans attendre, un autre groupe d’hommes débute le déchargement du bois. Le tout s’accomplit sous le regard de nombreux militaires armés jusqu’aux dents. Une grande confusion règne. Je dois descendre mon vélo puis mes bagages et crains d’en voir disparaitre au fil de mes aller-retours. Je me faufile en tentant de faire au plus vite.

En terminant je ressens un grand soulagement car rien n’a disparu. La ruelle face à moi est plutôt inquiétante. J’enfourche mon vélo et me dirige vers l’autre extrémité où je rejoins une route goudronnée envahie par une eau sale qui ne parvient pas à s’évacuer. Je bifurque vers la ville lorsque je suis accosté par une moto. A son bord deux jeunes au regard louche. Je donne une apparence détendue mais ce n’est qu’une apparence. Soudain, à quelques dizaines de mètres une autre moto est reversée par une voiture. Les deux gars accélèrent et se précipitent vers l’accident. Les victimes se relèvent lorsque je passe sans grossir le petit attroupement qui se forme déjà. Plus loin, une voiture avec deux femmes à son bord ralentit à mes côtés. La passagère m’informe qu’elles vont m’escorter jusqu’au centre-ville, car l’endroit est trop dangereux. Tout se déroule tellement vite que je n’ai pas trop le temps de réfléchir à la situation. Je me concentre sur mon avancée qui il est vrai, s’effectue dans un décor à l’absence totale de gaieté.  Pour ne rien arranger, nous sommes dimanche et donc l’essentiel des commerces demeure fermé. La pluie incessante intensifie la morne grisaille dominante.

Lorsque je m’arrête enfin pour prendre un café dans le centre, l’impression n’est guère plus lumineuse. Une dernière mise en garde de « mon escorte » et la voiture s’éloigne après que je les ai remerciées. J’avale mon café sans vraiment le savourer. L’endroit parait bien peu attrayant. Même près du centre je ne décèle pas une bribe de charme à cette ville. Les bâtiments sont obscurs et pas entretenus. J’ai hâte d’être au lendemain pour voir quelle impression me fait cette ville lorsque ses commerces sont ouverts et ses rues plus vivantes.

La pluie ne va pas cesser de quelques jours. Je reste trois jours à Buenaventura attendant en vain une brève accalmie.

Je découvre alors le « malécon » beaucoup plus animé. Mais j’ai beau chercher, je ne vois pas grand-chose qui m’emballe dans cet endroit. On y sent une atmosphère pesante.

Je passe beaucoup de temps abrité dans un petit bar populaire qui s’avère l’endroit où je me sens le mieux pour déguster mes cafés depuis que je suis en Colombie. Le troquet n’a pourtant rien d’exceptionnel. Quelques tables rondes d’une grande banalité et de simples chaises en plastique meublent le lieu. Certaines sont sur le trottoir à l’abri d’une arcade. On se croirait dans un café parisien avec la clientèle des bars de villages espagnols. L’endroit est fréquenté par des habitués, d’un certain âge. Ils viennent tailler une bavette pendant quelques heures. Je saisis des bribes de conversation. Il est rare qu’à un moment on ne parle pas d’une agression ou d’un meurtre venant d’avoir lieu. Mais je me sens bien dans cet endroit. Les gens y sont sympathiques et tellement authentiques. Je viens y écrire quelques lignes tout en observant le mouvement. Ce café est pour moi comme un bol d’oxygène rythmé par le son des commandes : « Maria, dos tintos por favor » (Maria, deux cafés s’il te plait). Un camion passe dans la rue faisant retentir incessamment une clochette pour informer de la livraison de gaz. Les masques, sont quasi-absents ou soutiennent uniquement le menton. Je distingue au bout de la rue, un SDF couché sur un carton devant la vitrine d’un magasin contre laquelle il se blottit afin de se protéger de la pluie. Comme un clin d’œil à la France, se trouve de l’autre côté de la chaussée, une boutique à l’enseigne jaune indiquant : « Farmacia y perfumeria PARIS ». Quelques vendeurs ambulants proposent des lots de chaussettes aux tarifs imbattables. Des gens traversent la rue en courant afin d’éviter les gouttes d’eau, alors de d’autres, essentiellement des femmes, plus prévoyantes, sont équipées de parapluies. Un nouveau client arrive, fait le tour des tables, tapotant sur les épaules en guise de salut. Puis cet habitué s’installe avec deux amis.  A peine assis je l’entends lancer : « vous avez vu qu’ils ont tué … hier ? » La violence fait partie intégrante de la vie des gens. Ici, on vit avec et on invoque Dieu, qui semble s’être endormi bien loin de cette zone.

Je me décide enfin à remonter vers la cordillère. Le flux de poids-lourds dû à la proximité du port est ininterrompu. Au fil de l’ascension les paysages montagneux et verdoyants m’apaisent.

Puis j’arrive sur le bord du lac Calima. L’endroit est très touristique et ne cesse de développer des activités nautiques. On y vient souvent de Cali pour passer le week-end.

Au moment d’écrire ces lignes, je me trouve dans la ville de Buga, célèbre pour sa basilique « del Señor de los Milagros » drainant grand nombre de pèlerins. Le centre historique de cette destination religieuse date des XVIIe et XVIIIe siècles. Entre Buenaventura où je me trouvais il y a juste quelques jours et cette ville de Buga, le contraste est considérable et donne le sentiment d’être dans deux pays différents. Le délaissement de la zone Pacifique de la part des autorités saute aux yeux.  

Je dispose encore d’une quinzaine de jours avant de connaitre la nouvelle décision gouvernementale sur l’ouverture ou non de la frontière équatorienne. Occasion de parcourir une région qui m’est encore inconnue…on positive comme on peut !