Le Trampoline de la mort.
23 septembre 2020Et Maintenant ?
5 octobre 2020Cinq mois de confinement laissent des traces physiques. Les premières ascensions m’obligeant à puiser au plus profond de moi-même ne cessent de me le rappeler. Mieux vaut ne pas penser aux montées qui m’attendent au cours des prochains mois.
Lors de mon premier bivouac, sur les hauteurs de Combita, je savoure la brise de liberté qui vient bercer mes pensées nocturnes. Mais une question me taraude : « de quoi va donc être fait ce voyage d’après covid ? »
Le lendemain, je passe à Villa de Leyva, ville touristique de la province de Boyaca, où l’immense place centrale est d’un vide consternant. Je bois un café sur le trottoir car une table, située au niveau de la porte d’entrée interdit aux clients de pénétrer dans l’établissement. Derrière les masques des rares passants, je ne distingue plus les traits des visages. Même les regards s’en trouvent souvent dénaturés. Les conversations n’en restent qu’à des bribes, parfois inintelligibles.
Sur le bord d’une route, une famille vénézuélienne est assise. J’achète dans la gargote voisine quelques empanadas que nous partageons. La lueur de leurs regards à la vue de la nourriture en dit long sur leurs privations. Ils ont passé la nuit dehors et vont poursuivre une marche de retour vers leur pays qu’ils avaient fui il y a près de deux ans. Mais le covid vient d’anéantir leurs espoirs de construire une nouvelle vie ailleurs. Comment trouver l’énergie de se battre encore alors que le dernier espoir vient de se volatiliser ? Sans doute leurs enfants sont-ils la raison de ce combat ?
Le confinement n’étant pas encore levé dans le pays, j’opte pour des itinéraires plus champêtres, empruntant essentiellement des pistes caillouteuses qui n’épargnent ni mon vélo, ni mes jambes.
J’enchaine les villages : Raquira avec sa magnifique petite place centrale, Guacheta où malheureusement la poussière de charbon est omniprésente, puis Cucunuba où j’ai du mal à trouver un endroit pour camper en raison des clôtures barbelées qui limitent grandement mes possibilités. Je demande à plusieurs personnes mais on me répond que le propriétaire est absent… Heureusement, un vieil homme à vélo, me propose un coin d’herbe bienvenu sur son petit terrain à l’entrée de la bourgade.
Au petit matin je m’élance vers une rude ascension. En chemin un camion s’est renversé dans une courbe. Quelques personnes s’affairent à dégager la végétation, en vue de le sortir de là.
Je passe devant les monolithes de Suesca que j’aperçois de loin car le site est actuellement fermé, tout comme la mine de sel de Némocon que j’espérais visiter. Décidemment, l’après-covid n’est pas très gai. En fin de journée, j’effectue l’ascension qui me mène au bord du réservoir de Neusa. Cette fois, un garde m’informe qu’il est pour le moment interdit d’y camper. Je redescends donc bivouaquer proche d’un bosquet remarqué dans la montée.
Je contourne Bogota, préférant ne pas traverser de grandes villes dans la période actuelle. Au cours des jours suivants, je descends en altitude pour plonger vers des zones arides, brûlées par le soleil qui n’épargne guère ma peau.
Je me dirige vers le désert de la Tatacoa au cœur duquel je ne peux malheureusement pas camper, contrairement à ce que je m’imaginais. Néanmoins, retrouver une zone semi-aride à l’approche de la Tatacoa me donne le sentiment d’être dans un autre pays, tellement différent des territoires que je viens de parcourir.
A Neiva, je change quelques pièces usées de mon vélo. Je me dirige ensuite vers un nouvel objectif : « el trampolin de la muerte ». En route, je passe auprès du réservoir de Betania où ces derniers jours, plusieurs motards ont été dépouillés par des bandits. Malgré les avertissements de la population je décide d’emprunter cette route « à risque », me disant qu’il est peu probable de subir une attaque en pleine journée. Alors que je prends un nième café, le journal télévisé colombien fait part de violences en cours dans la capitale. Une bavure policière a entrainé plusieurs nuits d’émeutes. Plusieurs centaines de blessés sont à déplorer dont plus d’une soixantaine par balles. Dans de nombreux endroits du monde le calme est souvent très fragile et les explosions soudaines de violences sont bien le signe d’un profond malaise face auquel nos gouvernants ne trouvent aucune réponse.
Je descends dans le cañon de Pericongo, avec des points de vue spectaculaires, mais surtout heureux de le prendre dans ce sens car certains virages sont extrêmement pentus. Je m’arrête boire un nouveau café en compagnie de cyclistes qui suivent une étape du tour de France qui aujourd’hui, n’est pas vraiment à l’avantage des coureurs colombiens.
Les montagnes sont de retour ainsi que les averses. Lorsque j’arrive à Mocoa la pluie s’intensifie. Sur les conseils des habitants je ne m’élance pas de suite à l’assaut du « trampolin de la muerte ».
Je prends une chambre minuscule et bon marché non loin du centre. Lessive, classement des photos et discussion avec le gérant occupent mon temps. Un soir arrive une famille accompagnée d’un responsable de la municipalité. Elle va passer la nuit ici avant d’être transférée sous protection à Bogota. En quelques minutes la vie de cette famille a basculé. Un groupe paramilitaire s’est en effet approprié leur ferme avec toutes leurs possessions. Ils n’ont eu le temps d’emporter qu’un petit sac et quitter les lieux illico sous peine de mort.
Dès lors, ils devraient bénéficier d’un logement avec nourriture pendant quelques semaines mais ensuite ils devront se débrouiller. Ce cas est loin d’être isolé et dans certaines régions les groupes paramilitaires sont toujours très actifs et s’approprient des terres de paysans sans le moindre problème. Certaines victimes sont transférées d’urgence dans un pays tiers avec une demande de statut de réfugiés politiques. En attendant la Colombie continue d’être totalement impuissante face à ces groupes qui contrôlent certaines régions. Dans le pays la corruption a atteint un tel niveau que je ne vois pas vraiment comment la tendance pourrait être inversée.
Enfin, au premier matin sans pluie, je m’élance pour le « trampolin de la muerte ». Une autre route est en construction. Plus courte et plus sûre, celle-ci sera entièrement bitumée. Mais pour l’instant cette variante est impraticable car commencée des deux côtés, ses travaux ont été interrompu en raison de l’évaporation du budget prévu pour… corruption, corruption. « El trampolin de la muerte » a donc encore de beaux jours devant lui.
Ma première journée tourne à la galère car la piste empierrée est en mauvais état. La caillasse n’est pas compacte ce qui complique ma montée. Je dois régulièrement mettre pied-à-terre et pousser. A la fin de la journée ce sont plusieurs kilomètres à pousser mon vélo atteint d’obésité morbide. La pluie a refait son apparition et je suis heureux de trouver un poste de police abandonné qui menace de s’effondrer dans le précipice. Toujours est-il que j’y passe une excellente nuit, protégé du vent et de la pluie.
Le lendemain, les paysages sont enchanteurs et le parcours un peu plus facile. Je m’arrête à la mi-journée profitant des abords d’une gargote aux soupes délicieuses mais surtout pour éviter les pluies annoncées par de gros nuages obscurs. J’alterne entre l’abri de ma tente et celui de la gargote. Je passe une excellente nuit avant de terminer ce trampoline de la mort par une dernière ascension sur une route mieux entretenue. Dès lors la caillasse est bien tassée et je ne mets quasiment plus pied-à-terre, sauf pour laisser passer certains véhicules.
Si à vélo ce trajet est très agréable, il est évident que pour les camionneurs c’est beaucoup plus risqué. Lorsque deux véhicules se trouvent face à face, l’un d’entre eux est obligé de faire une marche arrière parfois très périlleuse. Les éboulements sont également fréquents faisant toujours quelques victimes.
En route, une famille m’informe que la frontière avec l’Equateur est toujours fermée en raison de l’explosion des cas de coronavirus dans la zone. N’étant plus qu’à quelques jours de celle-ci, je décide de prendre mon temps car elle doit théoriquement ouvrir le 1er octobre, soit dans une semaine.
Après Sibundoy je monte à plus de 3100 mts d’altitude. Les températures chutent. Quel changement avec la zone du désert de la Tatacoa ! On se croirait dans deux pays différents. Après la descente, j’atteins El Encano et je bifurque en direction d’El Puerto. Zone humide sur le bord du lac de La Cocha dans laquelle s’est installé un village devenu une grande attraction touristique. Toutes les constructions sont en bois. Restaurants, bars, hospedajes se succèdent tout le long d’un canal sur lequel des embarcations attendent les touristes qui en cette période de covid sont absents. Je fais quelques photos dans cette « Venise » de La Cocha et reviens vers El Encano.
En direction d’Ipiales proche de la frontière, je fais une boucle par le fameux sanctuaire de Las Lajas, dont des photos m’avaient donné envie de connaitre ce lieu. Le sanctuaire est un lieu de pèlerinage situé dans un canyon formé par le Río Guáitara. Sa vue est splendide. Il n’y a quasiment personne, ce qui me ravi car en temps normal il doit y avoir foule.
Demain, je vais tenter de franchir la frontière qui est officiellement toujours fermée. Le président vient même de prolonger sa fermeture de plusieurs mois. Dès lors, soit mon voyage se poursuit sur le sol équatorien, soit je me retrouve dans une nouvelle impasse…