Des chiens errants affligés.
24 mars 2020Drôle d’époque !
8 avril 2020J’avais prévu d’intituler cette chronique : « en route vers les sommets », mais l’actualité en a voulu autrement.
Dès mon retour du Venezuela, la route, plane, me conduit dans des rizières évoquant un décor asiatique. Des buffles parachèvent cette similitude. Au cœur des plantations, des milliers d’oiseaux s’en donnent à cœur joie malgré des détonations visant à les éloigner des champs.
Une flopée de motos, chargées de bidons d’essence rappliquent du Venezuela. La plupart ont emprunté « las trochas » (les sentiers illégaux) pour franchir la frontière. D’autres vendent du poisson, également acheminé au péril de leur vie, via ces sentiers de contrebande. Des bandits de grands chemins y tuent, en effet, régulièrement des gens pour les dépouiller de leur argent et marchandises. Ceux qui s’en sortent tiennent dès lors l’occasion de récupérer des pésos colombiens, bien plus utiles que les bolivars vénézuéliens, sans valeur.
En arrivant à Cucuta, je retrouve brusquement le bruit, la cohue, la pollution, tout cela mêlé à une touffeur excessive.
Je me dégote une petite chambre bon marché dans le centre-ville qui se révèle être le quartier chaud de la cité, zone de prostitution, alcool, drogue. Sous des ponts, des « créatures » crasseuses trahissent leur capitulation face à la société. Certains dorment sur les ordures qui jonchent le sol, proche d’une benne trop pleine.
A quelques centaines de mètres de là se trouve un centre commercial climatisé qui reçoit une toute autre population. Les prix appliqués n’ont également aucun rapport avec ceux pratiqués par les commerces de rue.
Dans les artères de la ville, l’abondance de boutiques et d’étalages de vêtements, chaussures, téléphones portables est impressionnante. Je suis toujours effaré par de telles quantités excessives qui symbolisent parfaitement notre société de surconsommation. Pourquoi tout cela ?
Je quitte Cucuta un dimanche matin. Dès lors je me dirige vers les sommets colombiens. Je suis ébahi par le nombre de cyclistes que je croise. Tous effectuent une ou plusieurs ascensions avant de retourner à la maison. Parfois seuls, souvent en couple ou en équipe. J’en trouve souvent qui se ravitaillent. Des vendeurs ambulants sont organisés afin de satisfaire en boissons ou aliments cette clientèle potentielle.
Dans une descente la circulation est interrompue. Une longue file de véhicules attend patiemment. Au bout, j’aperçois des brancardiers qui chargent un cycliste dans une ambulance. Ce dernier a semble-t-il été renversé par un véhicule mais ses amis m’assurent que son état n’est pas préoccupant.
Sur les hauteurs, la brume matinale enveloppe délicatement les paysages. Puis au fil des heures elle se dissipe et me dévoile la réalité du décor.
La route est jonchée de travaux et la circulation régulièrement alternée. Cela donne l’opportunité à des gens (vénézuéliens pour l’essentiel), de vendre des cafés. Munis de plusieurs thermos, ils remontent la file de véhicules dont les passagers paraissent constituer une bonne clientèle.
A l’entrée de Pamplona, je trouve une famille vénézuélienne qui vient de fuir le pays. Le couple avec ses trois enfants, viennent de marcher sur plus de 1000 kilomètres et se dirigent à Medellín, située à plus de 500 kilomètres d’ici. Ils doivent franchir des hauteurs qui dans les jours précèdant, ont été fatales en raison du froid à un autre jeune réfugié. Chacun porte un baluchon, seul trait d’union entre leur ancienne et nouvelle vie. La mère a les traits du visage extrêmement marqués. Ils révèlent une grande fatigue cumulée à une immense lassitude. Il y a le froid, face auquel ils ne sont pas équipés, le manque de sommeil, la gestion de leurs jeunes enfants et l’incertitude d’un futur qu’ils espèrent plus confortable.
Je m’élève lentement. Mes jambes se réadaptent progressivement à ce type de parcours. Quelques cyclistes effectuent leur séance d’entrainement suivie du véhicule de leur entraineur. Ils grimpent avec une aisance que j’envie. Au retour, trois jeunes filles s’arrêtent avec leur entraineur et m’offrent à boire. On discute un peu, prend une photo et je poursuis ma montée.
Puis le bitume fait place à un chemin empierré. J’approche les 3800 mètres d’altitude (pour indication, la plus haute route goudronnée de France est la cime de la Bonette, 2860 m). Dans les semaines à venir des sommets bien plus élevés m’attendent. En raison du mauvais état de la chaussée, je dois pousser sur plusieurs dizaines de mètres. La descente s’avère encore plus compliquée. De violentes pluies nocturnes ont transformé la piste en un lit de torrent. Je dois souvent mettre pieds à terre pour franchir de profondes ornières. Des fermiers m’observent étonnés. Plusieurs me proposent leur aide. Tous pensent que je me suis perdu.
Les jours suivants ne sont que montées et descentes. Un homme à moto va de villages en villages vendre le lait de ses vaches. Les habitants lui en achètent quelques louches. Sa tournée est quotidienne.
Le côté paisible des bourgades que je traverse m’incite souvent à une pause prolongée. Je lambine gaiement en savourant chaque arrêt. Un café par-ci, une conversation par-là, le temps passe et le compteur kilométrique ne risque pas la surchauffe.
Dans une gargote, la télévision diffuse la dernière étape du Paris-Nice qui est abrégé en raison du coronavirus. C’est presque l’arrivée et soudain le coureur colombien, Naïro Quintana, s’échappe et va chercher la victoire. Je m’apprête justement à passer dans les prochains jours devant sa maison familiale dans le village de Combita. Le propriétaire est aux anges. Il m’offre le café et un petit-déjeuner.
Soudain, tout s’accélère. Le coronavirus s’introduit dans la vie de la population et s’immisce dans mon voyage. Dès lors, je suscite la peur auprès des gens que je côtoie. J’apprends que le pays ferme ses frontières. La région dans laquelle je me trouve fait de même. En me contrôlant, la police m’avertit que je vais devoir m’arrêter.
Dans un petit hôtel, la police se met immédiatement en rapport avec les services sanitaires. On m’autorise à y passer la nuit. Le lendemain, l’hôtel ferme et je poursuis vers une commune voisine où j’apprends que la circulation est dorénavant interdite. Je dois me confiner. Les hôtels sont fermés. Je me dirige vers la mairie où là-aussi je suscite la peur. On veut me renvoyer d’où je viens mais il m’est interdit de circuler. Les services sanitaires contactés avaient déjà des éléments me concernant. Ils connaissaient ma date d’entrée sur le territoire. Comme il y a environ un mois et demi que je suis en Amérique du Sud, je n’ai pas besoin d’être mis en quarantaine. J’explique que n’ayant pas d’endroit pour me confiner je vais m’installer devant la mairie. Dès lors, quelques coups de fils débloquent la situation. On me trouve une chambre dans un petit hôtel. Le confinement se durcit rapidement et je ne vois donc personne si ce n’est la caissière masquée de la supérette où je m’approvisionne. Si je ne peux faire aucun exercice, je dispose d’une quantité raisonnable de livres numériques qui vont me permettre de passer le temps. Je cuisine sur le trottoir avec mon réchaud, ce qui limite la variété de mes menus. J’adresse la parole aux chiens errants qui s’attardent souvent devant ma porte. Le temps s’écoule lentement, la ville semble morte.
Une grande partie du monde est dans cette situation et je suis près à rester ici autant qu’il le faudra. Il y a beaucoup de cas plus compliqué que celui de ma modeste personne. Je pense aux quartiers pauvres, aux bidonvilles, aux pays surpeuplés…aux SDF, aux migrants, aux gens fragiles de par leur situation précaire. Je pense à toutes les personnes dont le quotidien est basé sur la recherche des aliments pour la journée. Ceux-là n’ont pas d’autre solution que de sortir en s’exposant. Ils seront les plus touchés.
Ce matin, la télévision colombienne faisait part d’une manifestation de gens démunis. Elle faisait également part de gens qui vivent dans la rue à Bogota sans possibilité de se confiner, de se laver et de s’alimenter…Que leur réserve l’avenir ?
En 1962, Jean Cocteau s’interrogeait : « Il est possible que le Progrès soit le développement d’une erreur … ». Il serait peut-être bon qu’aujourd’hui nous nous interrogions sur cela, afin de ne pas persévérer dans une mauvaise direction et donner un sens beaucoup plus humain au monde de demain.
Prenez tous bien soin de vous. Respectons les consignes de confinement et surtout soyons patient…